Julien BEAUFILS, Sport et politique en RDA (1969-1990). La fabrique des champions du socialisme ? Presses de la Sorbonne Nouvelle, collection « Monde Germanophone », Paris, 2024, 388 p.
Avant cette étude, la place de la RDA dans l’histoire internationale du sport n’avait pas encore fait l’objet d’un ouvrage complet en français ; tout au plus la situation exceptionnelle de ce petit pays avait-elle été évoquée dans des articles portant sur des points précis. Le livre que publie Julien Beaufils, à partir de son travail de thèse, vient très utilement combler cette lacune et permet dorénavant au public francophone de disposer d’un ouvrage de référence solide et documenté. Il prend le relais de la simple approche médiatique d’un sujet à sensation amplement commenté dans les années 1990, et souvent réduit à la révélation publique des pratiques inhumaines de dopage systématique imposées aux champions et championnes de RDA.
Plus précisément, l’auteur se penche sur l’histoire de l’École supérieure allemande pour la culture physique (Deutsche Hochschule für Körperkultur, DHfK) de Leipzig, qui a joué pendant 40 ans (de 1950 à 1990) un rôle central de courroie de transmission entre les dirigeants politiques et les sportifs et sportives de la base. Les dirigeants est-allemands, Erich Honecker en tête, souhaitaient effectivement utiliser, voire instrumentaliser le sport pour diffuser une image de puissance et d’indépendance de leur État, le sport n’étant pas un but en soi mais un moyen d’atteindre un objectif politique. Cette entreprise fut largement couronnée de succès puisque la RDA remporta au cours de son existence 519 médailles olympiques dont 192 en or. Les moyens mis en œuvre visaient à un encadrement permanent et très strict des sportifs, par exemple dans le cadre de l’établissement ici étudié. Celui-ci forma une grande partie des entraîneurs spécialisés dans le sport de haut niveau du pays, il était considéré comme l’un des centres majeurs du pays pour la recherche sur les sciences du sport et disposait d’un dense réseau de contacts internationaux, notamment via l’accueil de très nombreux étudiants issus des pays en voie de développement.
À l’aide des outils développés par l’Alltagsgeschichte (l’histoire du quotidien), la DHfK est présentée ici comme une miniature du système sportif et social est-allemand. L’auteur a l’ambition d’étudier non seulement le processus de contrôle et de politisation mis en place par le régime du SED afin de s’assurer de la réalisation des objectifs fixés, mais aussi les conséquences de la place de cette idéologie dans la vie quotidienne et sur les résultats du travail de l’ensemble des acteurs présents au sein de l’école. Julien Beaufils s’appuie sur l’analyse de matériaux d’archives tout à fait originaux et peu exploités, issus des Archives fédérales allemandes, ainsi que des archives de la DHfK elle-même.
Le déroulé chronologique montre l’évolution de l’école durant les deux dernières décennies de son existence, depuis la réorientation de l’ensemble du système sportif vers le haut-niveau, jusqu’à sa dissolution en 1990.
Julien Beaufils retrace tout d’abord brièvement l’histoire du sport collectif dans ses grandes lignes, en insistant sur la place du sport ouvrier. Puis il rappelle le contexte est-européen de l’histoire de la RDA, avec les particularités propres à chaque pays membre du COMECON. L’auteur se fait l’écho d’une vision renouvelée des deux dirigeants de la RDA que furent Walter Ulbricht et Erich Honecker. Ainsi Ulbricht est-il considéré non plus comme un dirigeant « stalinien », mais comme un Allemand plus indépendant face au pouvoir soviétique que ne le fut Honecker, qui avait pourtant quant à lui été perçu comme plus libéral à son époque. L’expansion de la DHfK se situe sous l’ère Honecker, ce qui serait une clef, selon J. Beaufils, pour comprendre la difficile position d’une école en situation d’allégeance face à l’URSS mais amenée à la surpasser dans le domaine du sport international. Pendant la période des années 1970, l’école se concentre, nous dit l’auteur, sur sa mission consistant à devenir une fabrique de champions, cependant les recherches médicales sur le dopage sont alors déléguées à un autre institut qui mène une existence secrète en dehors de Leipzig. Dans le chapitre, intitulé « Sport, orthodoxie et auto-représentation », le chercheur montre dans quelle mesure le sport a été pour le SED « un vecteur fort dans sa stratégie de définition identitaire du pays », non seulement en raison de l’adhésion du personnel et des élèves de la DHfK, du moins en façade, à l’idéologie promue par le régime, mais aussi grâce au soutien et à l’identification de la population, qui ne faibliront pas jusqu’au milieu des années 1980. Le chapitre intitulé Le sport : un secret d’Etat analyse le culte du secret qui entourait le sport de haut-niveau, en s’intéressant au dopage, à l’isolement des athlètes interdits de tous contacts avec l’Occident, tout comme c’était le cas pour les enseignants et chercheurs en techniques du sport. Le rôle de la Stasi, connu entre temps, y est présenté très en détail, en particulier à travers l’exemple de l’attachement d’Erich Mielke, ministre de la Sécurité d’Etat (Stasi), au club de football Dynamo de Berlin. La partie suivante de l’ouvrage est consacrée au rayonnement international de la DHfK et au rôle éminemment diplomatique puis commercial qu’a joué cette école pour la RDA. À travers l’histoire des formations proposées aux étudiants étrangers, c’est toute l’histoire diplomatique de la RDA qui est ici déployée. L’Europe de l’Est ne joue qu’un rôle relativement réduit dans ce cadre, à la différence de l’URSS. La RDA tente également de concrétiser par ailleurs des actions de solidarité internationale avec des pays amis ou alliés ; l’école prend intégralement en charge la formation d’athlètes venus d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine (on citera en particulier l’Egypte, la Syrie, l’Inde, l’Irak, la Guinée, l’Ethiopie, la Tanzanie, l’Algérie, le Mali, le Congo). J. Beaufils relativise la portée politique de ces actions car les Allemands de l’Est avaient peu de moyens de contrôler la sélection des athlètes qui leur étaient envoyés et appartenaient finalement souvent déjà aux élites de leurs pays. Ce phénomène se renforce à la fin des années 1970, lorsque l’objectif économique prend de plus en plus d’importance : il s’agit aussi de gagner des devises en faisant payer cher leur formation par les étudiants étrangers – une façon d’essayer de rentabiliser une formation qui n’est pas restée l’apanage de la RDA. Les conditions matérielles d’accueil de ces étudiants souvent issus des nomenklaturas locales ne furent pas meilleures que celles des étudiants est-allemands eux-mêmes. La dernière partie de l’ouvrage revient sur la chute et la fin de la DHfK. Le récit de la débâcle rejoint d’autres récits sur l’effondrement économique de la RDA au cours des années 1980 et sur la crise de confiance de la population, que les dirigeants ne réussissent alors plus à mobiliser autour des médailles olympiques. Des statistiques utiles rappellent par exemple la baisse du nombre de spectateurs lors des matchs de football. Le divorce est consommé entre une population qui souffre des pénuries et les sportifs de haut-niveau dont le train de vie et les privilèges sont inchangés. La DHfK est présentée ici comme une institution plutôt pionnière dans la démocratisation, l’une des premières à pratiquer la libre expression en 1989/90 et à réclamer des changements, sur fond de réduction croissante des budgets. Cette époque contraste avec l’image précédente d’une « école rouge » sous contrôle étroit du parti et de la Stasi. Dès la Chute du Mur, cette institution est décrite comme étant plus ouverte et plus libérale que nombre d’autres établissements d’enseignement supérieur de la même ville de Leipzig. Toutes les discussions et les changements réels (aussi de personnel) visant à une plus grande autonomie n’ont cependant rien changé à la décision du gouvernement saxon de fermer l’école au 1er janvier 1991.
L’ouvrage est richement illustré de photos, de nombreux tableaux, très éclairants et mettant en valeur des statistiques produites par l’auteur lui-même à partir de son travail de dépouillement d’archives. Une liste complète des abréviations, très nombreuses dans un système bureaucratique à l’extrême, facilite la lecture. Et la bibliographie peut servir de référence à qui veut s’intéresser au sport en RDA.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Anne-Marie Pailhès (18 janvier 2025). Compte rendu de lecture : Julien BEAUFILS, Sport et politique en RDA (1969-1990). La fabrique des champions du socialisme ? Regards sur la RDA et l'Allemagne de l'Est. Consulté le 15 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/133v3