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L’enthousiasme pour la conquête spatiale dans la littérature jeunesse en RDA au début des années 1960

PAR J. S. MAI

Cette étude explore trois ouvrages de la littérature jeunesse publiés en RDA au début des années 1960 : Sebastian, der Raketenflieger de Karl Neumann (1961), Alfons Zitterbacke hat wieder Ärger de Gerhard Holtz-Baumert (1962) et Die Rakete von Bummelsburg de Fred Rodrian (1963). Leurs jeunes protagonistes, Sebastian, Alfons et Ottokar, partagent un rêve commun : devenir cosmonautes.

Extrait de: Fred Rodrian « Die Rakete von Bummelsburg », Berlin (Est), Kinderbuchverlag, 1963

Contexte et aperçu des ouvrages

Ces livres s’inscrivent dans une période d’enthousiasme généralisé pour la conquête spatiale en RDA, suscité par le lancement du Spoutnik en 1957 et le premier vol habité de Youri Gagarine en 1961. Cette fascination, à la fois authentique et alimentée par l’État, servait pour ce dernier un double objectif : enthousiasmer la jeunesse pour les idéaux socialistes et former une génération prête à contribuer activement au progrès scientifique et technologique du pays.
Les trois livres analysés, bien que publiés à quelques mois d’intervalle, reflètent différents moments de cette ferveur spatiale : Sebastian, der Raketenflieger se concentre sur les premières missions soviétiques non habitées, Alfons Zitterbacke s’inspire surtout du vol de Gagarine, tandis que Die Rakete von Bummelsburg imagine un futur où les voyages vers la Lune sont devenus routiniers.
La RDA se concevait comme un « pays de la lecture » (Leseland), attribuant une importance majeure à la littérature et à la jeunesse dans la construction du socialisme. La littérature pour enfants et adolescents bénéficiait ainsi d’un soutien étatique marqué. C’était particulièrement le cas de la Kinderbuchverlag de Berlin, maison d’édition majeure et disposant d’un quasi-monopole dans la diffusion des valeurs socialistes auprès de la jeunesse et dans laquelle furent publiés les trois livres analysés. Fondée en 1949, la Kinderbuchverlag entretenait des liens étroits avec l’organisation des jeunes Pionniers « Ernst Thälmann », qui ciblait la même tranche d’âge (7-14 ans). Cette proximité permettait aux autorités d’exercer un contrôle direct sur les orientations thématiques et les choix des auteurs. Ceux-ci étaient majoritairement de jeunes hommes enrôlés à la fin de la guerre, sans formation universitaire ni expérience littéraire préalable, ce qui les rendait d’autant plus malléables aux yeux des instances culturelles.


Cinq motifs centraux

1. La figure du cosmonaute


Dans les trois livres, le cosmonaute incarne aussi bien des qualités morales que des compétences exceptionnelles. Les jeunes héros — le rêveur Sebastian, l’intrépide Alfons et le créatif Ottokar — aspirent tous à suivre son exemple et se lancent dans des entraînements s’inspirant de ceux des premiers cosmonautes soviétiques. Ces héros de l’espace y sont présentés comme des hommes courageux et disciplinés, des modèles à suivre pour la jeunesse. Bien que l’idée d’une femme cosmonaute soit évoquée, elle reste marginale et est même tournée en dérision. Dans Sebastian, der Raketenflieger, le protagoniste se demande : “Un pilote de fusée doit-il parfois faire la vaisselle ? Peut-être. S’il n’y a pas de femme dans la fusée, il faudra bien que quelqu’un s’en occupe.” (Neumann, 1961, p. 33). Ainsi, les cosmonautes sont décrits comme des figures masculines fortes, courageuses et persévérantes, en accord avec la glorification officielle du progrès scientifique socialiste.

2. L’Union Soviétique comme modèle


Deux  ouvrages sur trois expriment de manière explicite un sentiment de fierté collective quant aux succès soviétiques dans l’espace, soulignant ainsi l’alignement politique et idéologique de la RDA avec son alliée soviétique. Ainsi, Alfons et Sebastian s’identifient clairement aux cosmonautes soviétiques. Aussi, Alfons, ambitionne de se rendre à Moscou pour rencontrer le « Camarade Khrouchtchev » en personne, convaincu de son soutien (Holtz-Baumert, 1962, p. 79). L’Union soviétique est ainsi présentée comme le centre du progrès spatial.


3. Individu et/ou collectif


Chacun des livres explore la dualité entre les aspirations individuelles des jeunes protagonistes et l’idéal collectif prôné par la société socialiste. Les héros, profondément passionnés par leur rêve d’exploration spatiale, doivent apprendre à intégrer ces aspirations personnelles dans un cadre collectif. Alfons, par exemple, se heurte à son groupe de Pionniers à cause de son obsession pour l’espace, mais finit par organiser une soirée éducative pour partager sa passion avec ses camarades plutôt que de poursuivre son rêve seul. De même, Sebastian met initialement en danger la circulation (collective) en jouant à la fusée et néglige ses tâches. Il apprend lui aussi au cours du récit que ses ambitions doivent s’inscrire dans un cadre collectif, et propose à la fin du récit un concours de fusées pour toute sa classe. L’espace est donc présenté non pas comme un projet individuel, mais comme une entreprise collective au service de la communauté.

4. Relations intergénérationnelles

Les ouvrages mettent en scène des personnages adultes qui d’une part encouragent et d’autre part encadrent la passion des enfants pour l’espace. Dans Sebastian, der Raketenflieger, la maîtresse et le policier incarnent ce double rôle : ils l’encouragent tout en imposant des limites pour garantir que ses rêves restent conformes aux normes socialistes. Dans l’univers utopique de Die Rakete von Bummelsburg, Ottokar bénéficie du soutien de la communauté entière pour réaliser son rêve de fusée à transporter le courrier. En signe de gratitude, les adultes plantent une allée de cerisiers, symbole d’un avenir harmonieux où jeunes et vieux œuvrent ensemble pour le bien collectif : “Quand les cerisiers grandiront, Ottokar, Rosie et les autres enfants pourront en cueillir les fruits, et les anciens profiteront aussi de leur ombre.” (Rodrian, 1963, p. 29).


5. La foi dans le progrès et l’optimisme technologique


Les trois livres reflètent une foi inébranlable dans le progrès technologique guidé par la science. Pour les jeunes protagonistes, l’espace symbolise un avenir tangible, et leurs rêves d’exploration leurs semblent réalisables. Dans Sebastian, der Raketenflieger, l’enseignante rassure son élève : « Ce n’est plus qu’une question de temps, Basti. Quand tu seras grand, les hommes iront sûrement sur la Lune. » (Neumann, 1961, p. 8-9). Dans Die Rakete von Bummelsburg, cette foi en l’avenir s’illustre par la transformation d’un ancien canon en plateforme de lancement à fusées postales : « Maintenant, il servira enfin à quelque chose d’utile. » (Rodrian, 1963, p. 25). Ce recyclage symbolise le triomphe d’une technologie tournée vers la paix et le bien-être collectif et offre ainsi une vision d’un monde futuriste où la technologie sert les besoins de la société dans une harmonie utopique.

Extrait de: Gerhard Holtz-Baumert « Alfons Zitterbacke hat wieder Ärger », Berlin (Est), Kinderbuchverlag, 1962

 

Extrait de: Fred Rodrian « Die Rakete von Bummelsburg », Berlin (Est), Kinderbuchverlag, 1963

Conclusion


L’analyse de ces trois œuvres montre qu’elles visaient autant à captiver qu’à instruire. Ces récits d’aventures spatiales ne sont pas seulement des évasions fantastiques, mais aussi des outils pédagogiques qui transmettent des valeurs en accord avec les idéaux socialistes : l’esprit de groupe, la discipline, l’aspiration au progrès et l’admiration pour le modèle soviétique. Les jeunes lecteurs se voient offrir des héros dont les rêves individuels sont valorisés seulement lorsqu’ils servent le bien collectif.
Ces livres témoignent donc de la profonde influence des contextes politiques et idéologiques sur la production littéraire enfantine de la RDA. A travers le prisme de la fascination pour l’espace, ils offrent aux enfants des récits d’aventure qui encouragent à rêver, mais aussi à participer activement à la société socialiste, dans un équilibre entre le rêve personnel et la responsabilité collective.

Cet article est tiré d’un travail de J.S. Mai réalisé en 2024 dans le cadre d’un séminaire proposé par le professeur Dietmar Neutatz (Chaire d’histoire moderne et est-européenne à l’Université de Fribourg-en-Brisgau)


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Editeurs carnet Regards RDA et All. Est (4 mars 2025). L’enthousiasme pour la conquête spatiale dans la littérature jeunesse en RDA au début des années 1960. Regards sur la RDA et l'Allemagne de l'Est. Consulté le 29 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13f0h


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